atelierestienne

PINK ROOM

la pink room accueille Juliette Belleret.

CHERCHER LA BÊTE EVAPORÉE

Est-ce un cri ou un rire, tout cela en un bond, qui perce le silence de l’horizon déjà lourd de tout
le poids du jour.

Les rayons du soleil couchant ont rasé de près les hautes herbes légèrement bercées par l’haleine du vent – ou est-ce le souffle d’un félin méfiant ? On ne le voit pas, peut-être qu’on l’entend – mais alors lui nous a entendu bien avant.. il a déjà sauté quand revient à la charge le bras de l’enfant qui lui lance à nouveau ses cinq doigts crispés ; fou de rage, il veut le caresser.

Mais depuis combien de temps est-ce qu’il lui court après ?
Des minutes, des heures qu’il titube, qu’il trébuche, qu’il se noie dans les pas insonores du chat ;
et voilà que l’enfant se laisse emporter dans l’ombre du félin, il se met à l’envier ; de sa petite main jetée devant il a voulu voler son allure, sa grâce et son agilité, fasciné par ses pas qui toujours se dérobaient. Soudain la petite main se posa sur la terre, et la seconde aussi, car l’enfant voulut capter la marche de l’animal piqué par le frôlement de l’herbe dans la fraîcheur matinale ; il arrive à le suivre, il se presse ; et bientôt emporté par la course, il oublie son objet, il se noie dans la joie pure de la rapidité...
Mais la douceur du pelage ne cesse d’échapper à sa main, et soudain l’enfant par la course éreinté arrête son élan ; il se fige à l’entrée d’un champ où il perd le chat de vue, car les herbes balaient
le ciel bien au-dessus de sa tête – il est perdu.

L’air se cristallise tout autour du petit, les derniers éclats du jour se dispersent dans la brume qui l’entoure – il se croit pris dans un nuage qui renverse tout autour le paysage ; il veut descendre chercher la bête évaporée, qui lui apparaît bientôt comme une créature d’eau – car au soleil
couchant le vent donne aux herbes le courant des flots, et le chat y ondule, silencieusement.
Il a pris aux vagues le roulement de son épaule et disparait dans l’onde qui couvre la terre
à l’horizon du soir pour accueillir la parure de l’univers ; bientôt les étoiles tomberont
dans les flaques d’eau, et la faune des nuits pourra y goûter.

Alors, quand l’enfant se penche sur l’un de ces abreuvoirs stellaires pour rincer ses mains
meurtries par les pierres à force d’avoir traîné toute la journée dans les empreintes du chat,
il y voit se refléter la voie lactée encore empêtrée dans la lumière de la fin de journée – et derrière lui, en hauteur, il croit distinguer l’éclat d’une pupille - sont-ce des yeux de chat qui le suivent,
ou la maigre lueur des étoiles qui arrivent ?

Car au-dessus de lui, les astres s’éveillent doucement, et l’on peut deviner avec eux la lourde carcasse de la nuit qui lentement perce l’azur, morsure du crépuscule qui se laisse couler
par des larmes dorées sur la terre ; en ce point du jour les flaques de boue se changent en lagons d’or où verse la lumière du soleil mourant et des étoiles sur le point d’éclore – nectar ambré que vient lamper le chat, comme si de rien n’était. Mais sa langue plongée dans l’image du ciel vient troubler la carcasse du cosmos qui tranquillement baignait dans les derniers reflets du soleil ;
et alors que la bête sans s’arrêter déchire le ciel dans son assiette, des gouttes s’échappent de sa gueule et semblent, dans la lumière du soir, des perles de grenade glissant au milieu des étoiles en parade – absorbé par son festin, il presse le soir... et se moque de l’enfant qui bientôt ne pourra plus le voir.

Désespérant, c’est là que le petit lance son ultime assaut. Mais cette course sera
la dernière, car les forces de l’assaillant s’amenuisent rapidement : il a traversé le champ d’un seul souffle, celui de son hurlement.
Puis ce souffle le quitte, et l’enfant sent lui échapper tout cet air qui pourtant continue
de battre les flancs de son adversaire, qui appuie même son envol alors qu’il bondit hors
du champ et quitte le sol où l’enfant reste bloqué.

De plaisir ou de peur, le félin frissonne, et révèle à l’enfant le spectacle de tout l’éther
qui se ressaisit par vagues étalées de son front à ses reins – et que nous dit ce frisson, sinon l’illusion comique d’avoir un instant cru pouvoir surprendre la bête cosmique qui préside
aux matins comme aux soirs !

Voilà donc le chat sur un arbre perché par mesure de dignité, et l’enfant capitule ; il contemple
sa silhouette découpée en dentelle noire sur l’or blanc du crépuscule... Enfin la bête tourne la tête, et déjà il fait nuit ; elle offre un regard au petit, mais ses yeux parlent d’ailleurs – ses pupilles ont
les reflets de tous les ciels de notre vie, et même de celle d’après.

Dans le soir tremblant l’enfant croit voir encore d’autres yeux d’autres chats, d’autres étoiles qui s’allument dans le silence du secret – parcelles d’astres brûlés qui ont vu tout le temps passer,
ils ont parcouru les nuits jusqu’à ce que la rosée ait perlé à leur front battu d’avoir porté les constellations déchues ; et quand enfin à l’aube ils relèvent la tête, leurs yeux vont à l’horizon,
mais nous ne pouvons les suivre.

Alors peut-être qu’une petite main voudra approcher l’un d’eux, geste vain d’une âme qui vient d’éclore sur la terre et peut encore en pressentir les mystères. C’est la main d’un enfant qui avance avec le soleil du matin sur la pointe des pieds ; il a vu un chat splendide, il veut le caresser...

Juliette Belleret 2021.